Réinventer l’espace public pour contrer l’étalement social
Par Jérôme Glad et Céline Girard de La Pépinière | Espaces Collectifs (opinion publiée dans Le Devoir 17 juillet 2019)
Après que l’étalement urbain nous ait éloigné physiquement, l’ère numérique est venue superposer à cette reconfiguration de nos milieux de vie une nouvelle forme de distance sociale. En nous rendant indisponible pour la personne que l’on croise dans la rue, mais disponible en tout temps pour nos « amis » en ligne, et tout en nous confortant dans nos opinions, les réseaux sociaux contribuent à créer un phénomène nouveau d’étalement social. Et si la réinvention de l’espace public était la clé pour concurrencer l’espace numérique et contrer ce phénomène d’étalement social ?
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L’étalement urbain a complètement reconfiguré l’espace-temps des villes du XXIème siècle. Marqué par une urbanisation résidentielle en marge des villes-centre et une approche fonctionnaliste centré sur l’automobile et la ségrégation des fonctions, ce phénomène de développement urbain est venu bouleverser notre rapport à nos milieux de vie et, par le fait même, les interactions humaines. Apparu dans les années 50 au Québec, l’urbanisme fonctionnaliste a fait des villes des lieux de transit et de consommation où la spontanéité perd son champ de possibles. On avance dans nos villes sans hasard ni lignes de désir : à chaque lieu son usage, sa fonction et son stationnement. On développe moins d'interactions spontanées de proximité, de voisinage, et davantage de relations de distances où l’on se déplace pour rencontrer des connaissances pouvant habiter à des kilomètres.
En parallèle de cet étalement urbain, l’hyper-connectivité est venu reconfigurer nos interactions sociales. Le clavardage est venu remplacer le bavardage à l’épicerie du coin, le « J’aime » remplace le sourire ou le regard approbateur à nos voisins, on glisse des emojis dans nos messages textes pour transmettre nos émotions ou faire oublier nos absences bien réelles. Notre disponibilité se signale aujourd’hui d’une pastille verte en ligne, au lieu de se signaler par une présence physique dans un lieu. L’ère numérique est venue également déterritorialisé l’esprit de communauté : de plus en plus de communautés en ligne voient le jour, alors que les communautés de type voisinage et ou de village ont connu un déclin.
L’espace numérique modifie le rapport à la distance sociale et le rapport à soi. La quête de l’autre et l’aspiration à développer des liens sont pourtant au cœur des rapports virtuels et de cette hyper-connectivité. Mais déterritorialisés et commercialisés, ces rapports hyper-connectés génèrent un étalement social qui vient se superposer à l’étalement urbain. Ensemble, l’étalement urbain et l’étalement social dessinent une trame sociale complètement différente de celle qui existait auparavant. Malgré la promesse de lien social, les réseaux dits « sociaux » échouent à nous rapprocher et contribuent à la montée en puissance de l’isolement social, devenu un des grands maux de notre pays.
Réinventer l’espace public
Dans ce contexte, les nouveaux courants urbains qui tendent à repenser la ville constituent une occasion de repenser notre connectivité. « Le quartier est l’unité de changement social », comme le soulignait David Brooks dans son colonne publiée dans The New York Times*. Ramener de la proximité dans nos interactions, renforcer le tissu social local, avoir un milieu de vie où les amitiés trouvent du sens dans le quotidien : c’est à cela que devrait tendre nos espaces publics. Les espaces publics ont cette capacité d’incarner des véritables cœurs de quartier, des épicentres pour la vie de communauté, réinventant la fonction des parvis d’Église d’antan. Alors que les groupes et communautés d’intérêts se multiplient sur les réseaux sociaux, la réinvention des espaces publics est une occasion de matérialiser, de développer et d’ancrer dans le réel ces communautés. Dans cet ordre d’idée, l’organisme Participatory City œuvre à Londres pour démontrer à l’échelle d’un quartier complet, comment la participation des gens à leur milieu peut contribuer à réduire les barrières entre chacun, créer un quartier plus tissé, et ouvrir la voie à un nouveau modèle de vivre ensemble hyper-local.
L’espace public doit être un espace social avant tout. Si une grande majorité des espaces publics de nos villes échouent aujourd’hui à devenir des cœurs de communauté, c’est en grande partie dû à l’absence de mécanismes pour que la collectivité se l’approprie. D’un simple usage pour tous et souvent conçu dans une approche top-down, l’espace public doit se réinventer pour être imaginé, fabriqué et rendu vivant collectivement. C’est en devenant collectif que l’espace public pourra venir concurrencer la vie virtuelle, en offrant un quotidien et des espaces-temps de socialité authentiques et réelles. Les aires de jeux de nos espaces publics doivent être repensées pour voler la vedette aux tablettes des enfants et ramener la spontanéité et la liberté en vecteurs d’apprentissage.
Il y a une responsabilité et une nécessité à réinventer nos espaces publics. C’est dans ce mouvement participatif que l’on pourra reprendre le temps d’être là, dans un endroit précis et dans le moment présent, au lieu d’être partout, branché au monde entier, et paradoxalement sans réel contact avec quiconque. C’est par ces lieux collectifs que nos vies-écrans redeviendront des vies-épidermes. Il faut réactiver la seconde peau des villes, celle qui fait vibrer les espaces publics, qui les active, qui leur donne vie au-delà du bâti et des infrastructures. Aux bancs, aux platebandes et au béton, c’est le souffle, la magie du quotidien et la spontanéité d’être et de faire ensemble qu’il faut réaffirmer avec force et engagement pour contrer l’étalement social qui fragilise notre bien-être collectif.
*https://www.nytimes.com/2018/10/18/opinion/neighborhood-social-infrastructure-community.html?fbclid=IwAR1TUksKAp5YSevdl5Ns2EaRnPnYHNZ4BPu-GSPmZDMM6qzdD0hdpOTmPIM